afp medecine, mis à jour le 09/05/2020
De quoi rêve-t-on en ces temps de pandémie ? Scientifiques, psychanalystes, historiens, sociologues et anthropologues ont lancé des collectes de rêves, pour faire avancer la recherche sur la vie onirique mais aussi mieux comprendre la période actuelle.
Début avril, Perrine Ruby et son équipe ont élaboré "en une semaine" une enquête pour "savoir de quoi les gens rêvent" pendant que le Covid-19 sévit et que les Français doivent rester confinés.
"On sait qu'on rêve de ce qu'on vit, de notre quotidien, de ce qui nous préoccupe, et de nos souvenirs émotionnels. Donc il y avait toutes les raisons de penser que la pandémie allait s'incorporer dans les rêves", souligne cette chercheuse au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Le projet se poursuit* mais les résultats préliminaires montrent déjà que le sommeil et les rêves sont bien "chamboulés", ajoute-t-elle.
Un grand nombre des quelque 2.700 participants ont indiqué "dormir plus" mais aussi avoir "plus de mal à s'endormir", avoir "plus de réveils" au cours de la nuit. Beaucoup disent se rappeler davantage de leurs rêves.
"Cela peut s'expliquer par deux choses au moins : le fait de se réveiller plus la nuit et le fait d'avoir une intensité émotionnelle plus importante", précise-t-elle.
Dans les récits oniriques, elle constate "deux tendances": "maladie, hôpital, mort, étouffement, isolement... tous ces thèmes sont très représentés" mais "en contrepoids, il y a aussi beaucoup de thèmes très positifs: interactions avec autrui, fêtes, coopération" et un "érotisme accentué".
"Il y a vraisemblablement un côté cathartique - les émotions très pénibles qu'on vit dans la journée s'expriment à travers le rêve - et il y a aussi le côté compensation: tout ce qu'on ne peut pas vivre la journée, on le vit dans les rêves", explique-t-elle.
D'autres projets cherchent aussi à éclairer cette période de crise sanitaire à la lumière des rêves, en citant notamment comme référence le travail de la journaliste Charlotte Beradt qui avait recueilli, dans son ouvrage "Rêver sous le IIIe Reich" (1966), les rêves d'Allemands entre 1933 et 1939.
- Adieux, trains, papiers -
La psychanalyste Elizabeth Serin et l'historien Hervé Mazurel ont ainsi collecté plus de 300 rêves dans le cadre de leur "laboratoire de psychanalyse nomade".
Par mail**, ils demandent aux rêveurs de faire des ébauches d'interprétations mais aussi d'envoyer "un certain nombre d'informations" pour "disposer de données plus sociologiques et ethnographiques", souligne M. Mazurel.
"Comme tout individu, celui qui rêve doit être appréhendé à la croisée de ses multiples appartenances sociales, qui le font être aussi ce qu’il est", détaille l'historien des affects et des imaginaires, maître de conférences à l'université de Bourgogne.
"Cet événement socio-historique majeur qu’est la pandémie ébranle manifestement notre vie psychique et, l’avenir le dira, peut-être le fera-t-elle durablement", dit-il.
Ce travail se poursuit mais Mme Serin constate déjà que, depuis la mi-mars, "les rêves évoluent". "Au début, il y avait notamment une tonalité qui tournait autour de la question des morts", "des histoires d'adieu". Ensuite "il y a eu énormément la présence de trains" et "la question des papiers" qu'il faut "montrer", puis "sont arrivés des rêves avec des habitats qui se transforment", esquisse-t-elle.
Bernard Lahire a recueilli 380 rêves, poursuivant le travail entamé dans son livre "L'interprétation sociologique des rêves".
Conscient qu'il n'aura pas "d'échantillon représentatif" de la société française, le sociologue explique cependant vouloir "voir ce qui revient le plus comme thématiques" et la façon dont "la situation à la fois de pandémie et de confinement a des échos dans les productions oniriques."
"Je souhaite essayer de comprendre en quoi nos rêves sont poreux par rapport au monde social dans lequel nous vivons, et comment cela fonctionne", résume-t-il.
"Les rêves ont incorporé les normes, le vécu du confinement et la peur de la maladie", confirme Arianna Cecconi, qui travaille en partenariat avec l'artiste Tuia Cherici.
Cette anthropologue, qui a notamment travaillé sur les rêves des habitants des quartiers Nord de Marseille, veut aussi s'intéresser "sur une longue durée" à la façon dont l'expérience du Covid-19 "peut continuer à nous habiter". "Combien de temps va-t-on continuer à rêver de ça ?" s'interroge-t-elle.
* https://form.crnl.fr/index.php/163837?newtest=Y〈=fr
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Une autre version du texte publié par Medisite
Covid-19 : la vie rêvée des confinés
Par Sciences et Avenir avec AFP le 11.05.2020
Depuis la mi-mars 2020, l’analyse des rêves suggère que le confinement mène les individus à se souvenir davantage de leurs songes, souvent en rapport avec les thèmes de la maladie, de la mort, de l’isolement, ou avec ceux de l’amitié, des interactions sociales, de la fête.
Le confinement influence nos vies psychiques. Anxiété, tristesse, colère, ennui : telles sont les émotions dominantes que les mesures de distanciation sociale semblent nourrir : de premières données de la littérature scientifique internationale suggèrent une augmentation de la prévalence (du nombre de cas) des troubles anxieux, des syndromes de stress post-traumatiques et des épisodes dépressifs. Mais cette politique de prévention peut-elle troubler durablement nos vies oniriques ? C'est la question que se posent divers scientifiques, psychanalystes, historiens, sociologues et anthropologues qui, pour répondre, ont lancé des collectes de rêves.
Les individus confinés se souviennent bien de leurs rêves
Une première collecte d'informations concernant les songes des individus confinés a été lancée au Centre de recherche en neurosciences de Lyon : début avril, une enquête a été élaborée en seulement une semaine, révèle à l'AFP Perrine Ruby, neuroscientifique qui a pris part à ces recherches. "On sait qu'on rêve de ce qu'on vit, de notre quotidien, de ce qui nous préoccupe, et de nos souvenirs émotionnels. Donc il y avait toutes les raisons de penser que la pandémie allait s'incorporer dans les rêves", souligne-t-elle.
Et si cette investigation se poursuit, des résultats préliminaires montreraient déjà des perturbations du sommeil liées au confinement. En particulier, 2.700 participants auraient indiqué "dormir plus" mais avoir "plus de mal à s'endormir" et connaître "plus de réveils" au cours de la nuit. Cette augmentation de la fréquence des réveils, accompagnée de l'intensité émotionnelle importante générée par le contexte épidémique, aurait eu un premier effet sur les rêves des volontaires : au réveil, ces songes généreraient plus de souvenirs qu'auparavant. Beaucoup d'interrogés auraient en effet affirmé se rappeler davantage de leurs rêves.
Deux types de songes
D'après les premiers résultats de cette recherche, le confinement produirait par ailleurs deux grands types de songes : certains apparaîtraient centrés sur des thèmes tels que la maladie, la mort, l'étouffement, l'isolement, etc. alors que d'autres évoqueraient plutôt la fête, la coopération, les interactions avec autrui et révéleraient un "érotisme accentué", décrit Perrine Ruby.
"Il y a vraisemblablement un côté cathartique - les émotions très pénibles qu'on vit dans la journée s'expriment à travers le rêve - et il y a aussi le côté compensation : tout ce qu'on ne peut pas vivre la journée, on le vit dans les rêves", explique-t-elle.
La mort remplacée par des trains et des papiers
De leur côté, dans le cadre de leur " laboratoire de psychanalyse nomade ", la psychanalyste Elizabeth Serin et l'historien Hervé Mazurel auraient recueilli par mail à l'adresse [email protected] des données (récits de songes, ébauches d'interprétation, informations sociologiques et ethnographiques) concernant plus de 300 rêves. "Cet événement socio-historique majeur qu'est la pandémie ébranle manifestement notre vie psychique et, l'avenir le dira, peut-être le fera-t-elle durablement", souligne Hervé Mazurel.
Les résultats préliminaires de cette investigation qui se poursuit montreraient eux-aussi une évolution des rêves depuis la mi-mars. Au début du confinement, les songes se seraient fixés sur le thème de la mort ainsi que sur celui de l'adieu, confirme Elizabeth Serin. Cependant, d'après la psychanalyste, la présence de trains, l'angoisse des "papiers" qu'il faut "montrer" puis la transformation des habitats auraient ensuite émergé.
L’acceptation de nouvelles normes
Le sociologue Bernard Lahire, dans la continuité du travail réalisé dans son livre L'interprétation sociologique des rêves, aurait recueilli 380 rêves d'individus confinés cependant encore peu représentatifs de la population française. "Je souhaite essayer de comprendre en quoi nos rêves sont poreux par rapport au monde social dans lequel nous vivons, et comment cela fonctionne", résume-t-il.
"[C'est que] les rêves ont incorporé les normes, le vécu du confinement et la peur de la maladie", explique à l'AFP Arianna Cecconi, anthropologue à l'Ecoles des hautes études en sciences sociales (EHESS) qui travaille en partenariat avec l'artiste Tuia Cherici. D'après cette chercheuse, qui a notamment travaillé sur les rêves des habitants des quartiers Nord de Marseille et qui s'intéresse à la façon dont l'expérience de la pandémie de Covid-19 pourrait habiter les individus non pas seulement à court terme mais pendant une longue durée, l'épidémie et le confinement pourraient avoir été intégrés comme de nouvelles normes, à tel point qu'ils pourraient influencer les songes de la population pendant longtemps. "Combien de temps va-t-on continuer à rêver [de la pandémie] ?" s'interroge-t-elle.