L'empreinte lugienne de saint Germain de Paris *
par Michel Leconte
«Situé sur la commune de Neuffontaines dans la Nièvre, le mont Sabot qui surplombe les Vaux d’Yonne et sa rivière éponyme constitue, avec le mont Lancioux tout proche, un verrou sur l’ancienne voie gallo-romaine reliant Autun à Orléans (la D. 42) qu’ils dominent tous deux de part et d’autre.
Servant d’assise à ce qui pourrait être une porte du Morvan, ce mont est coiffé d’une jolie chapelle romane du XIIe siècle (l’ancienne église du prieuré de Neuffontaines) dédiée à saint Pierre-aux-liens (1er août). Son origine mythique remonterait à Gargantua dont il serait, selon une légende locale, une “dépatue” (une dépatture). J’ajoute qu’en la petite église qui le couronne, la chèvre y a pris le loup, et que cette légende est illustrée par les deux protomes de loup et de chèvre qui se font face au-dessus des arcades ouvrant sur les deux chapelles latérales de l’édifice. Je ne m’attarderai pas davantage sur cette légende dont je parlerai un prochain jour, préfèrant me cantonner aujourd’hui à une autre légende associée au mont et impliquant saint Germain de Paris.
Avide de la moindre information, historique ou légendaire, portant sur le mont Sabot, je relevais, il y a déjà quelques années, dans un article du journaliste Michel Eit paru en avril 1983 dans le Morvandiau de Paris, l’annotation suivante donnée sans autres précisions [Voir Chitry Mont Sabot] :
«Le lieu aurait appartenu au Ve s. à un certain Seigneur Ablon, ou Abon (d’où le nom de Mons Ablonis ou Abonis). Ce sieur Abon aurait emprisonné dans sa forteresse quelques ennemis vauriens. Saint Germain évêque de Paris, délivra ces captifs sans qu’on puisse se rendre compte des moyens qu’il avait employés. Ce qui fut considéré comme un miracle par les populations».
Repensant aujourd’hui à cette incise (probablement inspirée de la vie de saint Germain de Paris de Venance Fortunat) impliquant Germain dans un contexte gargantuesque et lugien, il me semble avant tout nécessaire de signaler une erreur que le bon sens du lecteur aura sans doute déjà rectifiée : saint Germain, l’évêque de Paris fêté le 28 mai, né près d’Autun vers 496, n’a exercé son magistère que de 555 à 576, c’est-à-dire au VIe s. et non au Ve siècle comme il vient d’être dit. Par contre saint Germain d’Auxerre, son homonyme bourguignon né à Auxerre vers 378, mort à Ravenne en 448, est bien quant à lui un homme du Ve siècle. Sa fête, fixée au 31 juillet, en fait a priori un saint caniculaire.
Toutefois, et malgré l’erreur signalée plus haut, je trancherai sans balancer en faveur de l’évêque de Paris pour la légende du mont Sabot, même si l’évêque d’Auxerre a ma préférence pour le festiaire (voir plus loin). De fait, si l’on donne crédit aux hagiographies des deux saints que je n’hésite pas à qualifier de «cousins germains» tant ils sont régulièrement confondus, force m’est de constater que les attributs prêtés à l’évêque de Paris (des chaînes et des flammes) plaident indéniablement en faveur de ce dernier au mont Sabot puisqu’ils symbolisent, on le sait, les pouvoirs miraculeux de l’évêque thaumaturge invoqué pour conjurer les incendies et pour sortir de prison (je rappelle pour mémoire que lors de son enterrement, tandis que le cortège funèbre passait devant une prison, son cercueil s’enfonça dans la terre et qu’il « fallut délivrer les captifs pour que la dépouille mortelle consentît à repartir»). (1)
Enfin, pensons au séjour que saint Germain de Paris effectua à Avallon où il suivit des études; cette anecdote, d’apparence anodine, a son importance et contribuera peut-être à conforter l’hypothèse étymologique du nom du mont Sabot que je me dois d’aborder à présent.
Ce mont étant, comme je l’ai déjà dit, une dépature des sabots de Gargantua, l’hypothèse la plus simple quant à l’origine du nom est celle qui assimile le mont à son agent, le sabot (de Gargantua).
Mais on peut penser, en second lieu, à une étymologie plus ancienne. La regrettable confusion du journaliste mise à part, celui-ci nous propose une lecture de «mont Sabot» en rapport avec le nom du «seigneur Abbon» qui donne à l’étymologie du toponyme une résonance nouvelle. «Mons Ablonis ou Abonis », écrit-il dans l’article mentionné, un terme sous lequel je verrais assez volontiers le génitif d’Ablo de forme identique à l’Abalo gaulois d’où dérive l’«Avallon» moderne (à une voyelle près cependant : le «a» interconsonnantique qui a chuté).
Ainsi donc, cette butte qui domine la commune de Neuffontaines le long de la D.42, entre Clamecy et Lormes, sommée de sa jolie chapelle romane, serait à rapprocher de l’«Avalo» mythique des Celtes, tout comme l’ancienne cité gauloise de la table de Peutinger qui porte aujourd’hui encore ce nom prestigieux, et dont l’église «Saint-Martin-du-Bourg» (édifiée elle-même sur une ancienne chapelle fondée à la fin du VIe siècle par la reine Brunehaut) couvrirait les vestiges d’un temple dédié à l’Apollon gaulois «Bélénus».
Sur tous ces points je me réfère aux écrits de l’historien Courtépée qui précise qu’il s’agit ici de conjectures : «On croit, dit-il, que l’église était jadis un temple d’Apollon appelé Abellio, nom analogue à celui d’Apollon».
À quoi il ajoute : «On voit auprès la fontaine Bredelaine, à Beleno, autre nom celtique».
On dispose donc aujourd’hui, en dépit des «conjectures», d’un faisceau d’indices suffisamment importants et sérieux pour attribuer à une divinité d’aspect apollinien, bélénique ou lugien, un mont auquel elle pourrait bien avoir donné son nom. De tels lieux nous rappellent aussitôt le mythique paradis des Celtes où le roi Arthur est en dormition. Un paradis qui n’est autre que l’Île d’Immortalité des Celtes, l’Île d’Avalon couverte de ses pommiers éponymes (le gaulois «Aballo» ou «Avallo» désignant la «pomme»). Il va sans dire, faut-il le préciser, que ce paradisauquel ont droit les guerriers n’est pas assimilable à un lie unique et identifiable géographiquement; en fait, il s’agit du mythique séjour des dieux et des morts, situé à l’Ouest vers le soleil couchant. Cette «Île des Bienheureux» est couverte de fleurs, remplie de chants d’oiseaux et l’hydromel y coule à flots.
Est-ce au souvenir de ces morts illustres enterrés sous des tertres (comme au pied du mont Bué tout proche qui garde le souvenir d’un tumulus hallstatien aujourd’hui arasé) que les populations locales ont pu voir en ces collines parfois chargées d’histoires, de ruines et de tombes (aussi bien préceltiques
que gauloises), une localisation du Paradis, un «Avalon » ? C’est bien possible, et ce d’autant plus que l’imaginaire y trouvait son compte.
Cette légende de saint Germain de Paris est également mentionnée dans l’ouvrage : Le Patrimoine des communes de la Nièvre (Ed. Flohic, 1999). Ainsi, pour Neuffontaines on peut lire (sans aucune référence) :
«Au Ves. [V ème siècle], Mont-Sabot appartient à un seigneur nommé Abbon, qui se distingue en empoisonnant (2) quelques-uns de ses ennemis. Saint Germain, évêque de Paris (sic), entreprend de délivrer ces captifs sans qu’on puisse déterminer comment, ce qui est considéré comme un miracle par les populations ».
Évidemment, en regard de l’erreur de datation qui traduit une confusion courante entre les deux Germain, le ton assuré de la notice prête à sourire. On le sait, nous l’avons déjà dit, saint Germain de Paris (496-576) appartient au VIes., et fut élevé à la charge d’évêque de Paris en 565.
Cependant, un détail retient notre attention, celui de l’empoisonnement des prisonniers par le seigneur des lieux, le dénommé Abbon. Il nous rappelle (ce qui n’est pas sans importance) deux événements particulièrement cruels de l’enfance de saint Germain de Paris rapportés par Venance Fortunat, son hagiographe. De ce texte, écrit en latin, on lira ci-dessous les quelques passages qui concernent son entrée dans la vie ainsi que sa rencontre avec le prévôt Abbon dans une traduction française du XVIIe s. (3)
On y découvre d’abord toute l’infortune de Germain et le bien triste sort que la vie, sans le secours de la Providence, semblait lui avoir réservé avant même sa naissance.
On apprend ainsi que :
Chapitre 1
«Le Bienheureux St Germain Évêque de Paris fut natif du Diocèse et territoire d'Autun en Bourgogne, et engendré de gens de bien et de mérite. Il eut pour père un riche Gentilhomme d'honneur appelé Éleuthère, et pour mère Damoiselle Eusébie : laquelle se voyant grosse, et ressentant ses chastes flancs chargez du petit corps de monsieur St Germain, honteuse (comme ordinairement sont les femmes de bien) à cause qu'elle en avait enfanté un autre peu de jours auparavant : elle eut désir, et se résolut enfin de décharger son fruit avant le terme de l'accouchement. Et afin de s'avorter et le jeter mort-né, elle prit un breuvage : mais voyant que cela n'avait point opéré, s'avisa de se fouler le ventre contre terre : et s'efforça tant qu'elle pût, de suffoquerpar violence ce que la boisson venimeuse n'avait pu offenser».
Mais rien n’y fait, la mère a beau faire, l’enfant survit...
«Hé ! merveille, l'enfant n'en ressentait aucune douleur. Cette chair portée était continuellement frappée de coups, sans que pourtant elle fut aucunement endommagée : de peur que cette pauvre mère ne fut meurtrière de son propre enfant : cela se fit (comme je crois) afin qu'étant conservé sain et sauf il vint naître, sans être outragé pour lui même. Venant à perfection il fit miséricorde à sa mère, et la rendit innocente devant Dieu et devant le Monde. Ceci le rendit admirable à la postérité, et servit d'un témoignage assuré de sa sainteté future : puisque Dieu faisait par lui telles merveilles avant que de naître au Monde.»
De cette funeste prime enfance à laquelle Germain survit, je retiendrai quelques points de détails apparemment sans importance, mais qui, on le verra plus loin, seront décisifs pour la suite : Eusébie, sa mère, est honteuse de sa grossesse et veut se débarrasser de l’enfant qu’elle porte parce que, nous dit-on, elle avait enfanté un autre enfant peu de jours auparavant.
L’espace de quelques jours pour accoucher de deux enfants sans être impossible est sans doute un peu exagéré et s’apparente ici probablement à un accouchement de jumeaux. Or le détail qui doit nous retenir ici, car il fait sens, est le suivant : le premier-né est venu à terme (quelques jours auparavant), le second, sans l’intervention divine, eût été semblable à l’embryon d’une fausse-couche ou, à tout le moins, à un enfant né avant terme (alors qu’ils sont probablement jumeaux...).
Cette venue au Monde non désirée s’étant malgré tout accomplie, vient l’adolescence, tout aussi pitoyable puisque, on va le voir, elle va se heurter aux manigances meurtrières d’une autre marâtre.
Chapitre 2
«Puis après qu'il fut parvenu en âge pour pouvoir apprendre quelque chose digne de sa noble origine, on l'envoya au Collège en la ville d'Avallon (associé d'un sien cousin germain qu'on nommait Stratide). D'où ces jeunes enfants s'en retournant ensemble au lieu où résidaient leurs parents : Advînt que la mère de sa mère, aïeule ou mère-grande, commune à St. Germain et à ce Stradide fut curieuse de faire succéder seul Stradide à son héritage, pour en priver du tout St. Germain : et pour ce faire, la marâtre malheureuse lui conspira sa mort, en telle manière que revenant des écoles ces deux adolescents ensemble, elle avait mixtionné du poison dans le gobelet de monsieur St. Germain,et d'autre côté en un autre hanap y avait mis du bon vin pur et net pour faire boire à Stradide, qu'elle voulait conserver et faire héritier du patrimoine et héritage de Saint Germain, commandant expressément à une des servantes de faire boire lemixtionné à Saint Germain, et le vin pur à Stradide : Mais la pauvre fille ignorante, ne sachant la mauvaise intention de sa maîtresse, changea ces deux gobelets hors de leur lieu et place : et en prenant l'un pour l'autre bailla le vin à Saint Germain, et l'empoisonné à Stradide. Et cependant que l'on prépare la mort à l'innocent, celui qu'on veut favoriser tombe mort à la place. Ce qu'ayant aperçu la marâtre blâmait la servante, innocente de la mort de son fils qui peu de temps après revint à convalescence, avec toute sorte de diligence qu'on y put apporter».
Comme on vient de l’apprendre, poursuivi par la haine meurtrière de son aïeule, Germain a une adolescence calamiteuse qui ne le cède en rien à son enfance. Heureusement, au sortir de son adolescence, sa situation s’améliore enfin grâce à son oncle Scopilion : Germain échappant au poison abortif que prit sa mère.
Chapitre 3
«Puis, le bon Saint Germain s'en alla à Lusy avec Saint Scopilion son oncle paternel : lequel prit grand plaisir à l'instruire et nourrir fermement en la crainte de Dieu, et en la lecture des bonnes et saintes lettres, l'exerçant nuit et jour à la pratique spirituelle de toutes sortes de choses dévotes et pieuses. Et bien que leur demeure fut éloignée de l'Église de Lusy d'environ mille pas, néanmoins ils s'y acheminaient ensemble pour y faire leurs prières toutes les nuits, sans en passer une seule : voire durant la tempête, la pluie, et le tonnerre, sans s'excuser sur l'injure du temps, ni la longue distance du chemin».
Chapitre 4 (p. 5)
« De sorte qu'en continuant ce louable exercice, saint Germain pour ses rares vertus, âgé seulement de quinze ans fut promu à l'ordre de Diacre par le vénérable Évêque saint Agripin, et trois ans après il fut ordonné prêtre : depuis le vénérable Évêque d'Autun appelé Nectare le reconnaissant digne et suffisant pour gouverner et régir des religieux, il le fait Abbé, et le pourvut de l'Abbaye Saint-Symphorien d'Autun : là où comme il a vécu en abstinence, en austérité de vie, et combien il demeurait longtemps en continuelles prières et veilles assidues, nul ne le saurait réciter».
Germain est donc à présent sorti d’affaire et entre dans la vie ecclésiastique réalisant ici et là de nombreux miracles : délivrance de prisonniers, mais aussi guérisons d’affections liées symptomatiquement à un nouage d’une partie du corps malade : dénouement des articulations (rhumatismes), mais aussi déliage des sens (cécité, surdité, mauvaise élocution, mutisme) qu’il rend aux infirmes, sans oublier cette faculté cardinale réservée aux seuls grands thaumaturges : le ressuscitement qui délie le cadavre de la mort (pour la plus grande gloire de Dieu, bien sûr !). De même, c’est en accomplissant sa mission apostolique qu’il rencontre à Rozay en Brie le prévôt Abbon.
Chapitre 66 (pp. 67-68)
«Comme ce très saint et vénérable prêtre s'acheminait en la ville d'Autun son pays natal, il fut passer par Rozay en Brie : là où étant arrivé, il sut qu'en ce dit lieu il y avait des prisonniers captifs et retenus sous la puissance d'un appelé Abbon Prévôt du lieu, auquel il s'adressa, pour le prier humblement de délivrer hors de ses prisons ces pauvres captifs : Mais comme il était homme assez revêche et farouche, il ne lui voulut jamais accorder leur délivrance. Ce qu'ayant reconnu, le saint s'avisa de feindre qu'il s'en allait aux champs pour mener : et cependant il descendit en la prison, devant laquelle s'étant prosterné à terre, il fit une ardente et fervente prière à Dieu, puis la nuit ensuivant (d'après) les fers et les chaînes se lachèrent, se brisèrent, et rompirent : ainsi les fers et les ceps qui servaient à géhenner et tourmenter les pauvres captifs, s'étant ouverts et rompus en plusieurs pièces, la ferrure (grosse et forte à merveille) se leva, la porte sortit hors des gonds, la dure et obscure prison s'ouvrit en plusieurs endroits, et lors les pauvres captifs commencèrent à respirer l'air, et voir la lumière du jour, qui leur était déniée : et en sortirent pâles, aussi défaits et difformes, comme s'ils fussent sortis hors d'un sépulcre : de façon qu'après leur délivrance, ils entrèrent à Rozay [Rozay en Brie], et du grand matin se présentèrent devant leur libérateur saint Germain, pour le remercier, en rendant grâces à Dieu. Or le Prévôt Abbon, qui auparavant avait refusé au bon saint de donner liberté aux prisonniers, fut peu de temps après atteint et convaincu d'un crime, et fut mis prisonnier lui-même».
Note originale en marge gauche (écrite en italiques) : Rotegiacu, Rozay en Brie.
Note ajoutée sur l'exemplaire de l'ouvrage de la Bibliothèque municipale d'Auxerre : Roüy en Nivernois (voir la photo).
Il était nécessaire, je pense, de citer ces longs passages de Venance Fortunat pour avoir quelques chances de cerner la nébuleuse germinienne, dont il est aussi vain qu’illusoire de penser qu’elle reflète la vie réelle du saint.
Ce serait plutôt une sorte de modèle ou, pour mieux dire, de «patron» dont la première utilité serait de travestir, ou pour le dire de façon plus charitable, d’habiller à la mode chrétienne une réalité païenne antérieure. La présence du criminel prévôt Abbon à Rozay, selon Venance Fortunat, celle du méchant seigneur Abbon au mont Sabot, selon la légende nivernaise, le montre à l’évidence si l’on veut bien admette qu’il serait extraordinaire que Germain ait rencontré le même homme en deux lieux distincts.
En fait, un récit hagiographique, quand il est ancien, est une construction littéraire mûrement réfléchie par des clercs, qui mêle à quelques fragments réels de la vie d’un saint tout un légendaire issu d’un vieux fond païen que la tradition orale aura transmis. L’intérêt d’une telle construction étant d’attirer dans le giron de l’Église des populations encore soumises à la suggestion «païenne». C’est ainsi que le motif de l’empoisonnement qu’on trouve au mont Sabot attaché au seigneur Abbon, peut être entendu à condition de comprendre qu’il appartient en propre à Germain (voir ci-dessus).
C’est en transposant le motif de l’empoisonnement du seigneur Abbon à Germain que je l’ancre non seulement dans une structure narrative qui l’explique, mais qui plus est le charge d’une dynamique associative qui à son tour informe de nouveaux motifs : comme celui de la marâtre présent dans la vie de Germain, mais aussi dans celles de Pryderi et de Lleu Llaw Gyffes dont la quatrième branche du Mabinogi, Math fils de Mathonwy, nous donne, pour ce dernier, le récit (voir ci-dessous).
Certes, on pourra m’objecter que Rhiannon, la mère de Pryderi accusée à tort d’avoir assassiné son fils, n’est pas une marâtre; il n’empêche qu’au regard de son entourage elle l’est indubitablement. Elle le paiera d’ailleurs assez cher avant d’être innocentée. Par contre, si Aranrhod, la marâtre de Lleu n’est pas sa meurtrière (elle qui se parjure en se déclarant honteusement vierge devant le roi Math), c’est elle toutefois qui, à trois reprises (les 3 fonctions), refuse de reconnaître son fils qui est “sa honte”. En fait, c’est une autre femme (assimilable à Aranrhod en tant que représentante de la Souveraineté) qui provoquera la mort de Lleu : son épouse, Blodeuwedd, aidée de son amant Grown Pebyr. L’intérêt du récit de cette mort est qu’il expose un motif que l’on retrouve dans la “biographie” de Germain, celui de l’empoisonnement. C’est en effet au moyen d’une lance empoisonnée que Grown Pebyr, le bras armé de Blodeuwedd, tue Lleu Llaw Gyffes, et c’est en voulant l’empoisonner que l’aïeule de Germain compte se débarrasser de sonpetit-fils.
Mais le motif de l’empoisonnement n’est pas le seul à informer les deux récits. Celui de la naissance est aussi à retenir. Celle de Germain dont l’issue eût été, sans l’intervention divine, une fausse couche ou l’accouchement d’un prématuré mis en «couveuse» est en tous points comparable à la naissance de Lleu placé dans le « coffre » matriciel de Gwyddion (comme le fut Dionysos, le deux fois né, dans la cuisse de Zeus).
C’est donc en réunissant des motifs à première vue disparates et dénués de sens, que nous pouvons re(s)susciter (au sens propre du terme) une légende éclatée et réduite, telle un monument antique, à quelques pierres d’angle qui sans ce travail d’assemblage eussent été d’achoppement : un ou des prisonniers dans un Avalon, gardés par un geôlier empoisonneur au patronyme évoquant le jeune dieu Mabon (dieu cernunnien, selon MM. Gricourt et Hollard), une marâtre (réelle ou non), un libérateur dont Germain est l’une des figures christianisées, sans oublier la coutume celte du fosterage (qui correspond à l’état de page en France), présente chez Mabon et Lleu, mais aussi chez le saint en la personne de son oncle Scopilion, ce double de Gwyddion (oncle de Lleu).
Cette identité de destin entre le dieu gallois Lleu Law Gyffes et Germain étant vraisemblable, on peut à présent envisager un peu plus sereinement l’hypothèse d’un substrat lugien sous la personnalité hagiographique (et donc légendaire) de saint Germain de Paris. Cette identité n’oblitérant pas totalement celle établie par Bernard Robreau pour qui le représentant du dieu Lugus est l’éponyme saint Germain d’Auxerre, le principal atout de cette thèse étant la fête du saint fixée au 31 juillet qui cadre parfaitement avec le 1er août de la Lugnasad célébrant, on le sait, la royauté Lugienne. Ces apparentes contradictions sont le fait de glissements et de transpositions d’attributs d’un Germain à l’autre qui reflétent des glissements du même ordre chez leurs modèles celtiques (ou plus largement, indoeuropéens).
Toutefois, mis à part le festiaire, un trait de caractère comme l’appétence pour la chasse dont saint Germain d’Auxerre fut, nous dit-on, un pratiquant assidu avant sa conversion, ainsi qu’un détail hagiographique comme le nom de son diacre (disciple ou émanation du saint), Leporius, le lièvre (4), sans oublier ce probable jeu de mot sur « L’AUXERROIS » qui dû avoir au moyen âge une certaine fortune, et où s’entend distinctement « L’OS du coeur du CERF-ROI » (5), tous ces détails me donnent à penser que saint Germain d’Auxerre représente davantage le frère de Lugus que Lugus lui-même. Autrement dit, il est tout à fait possible que le saint auxerrois apparaisse comme l’équivalent fonctionnel de ce légendaire frère jumeau (6) de saint Germain de Paris rapidement mentionné dans la Vita de Venance Fortunat, qui disparaît presque aussitôt en tant que “premier-né” identifié au Pays de Galles sous le nom de
Dylan ou sous celui du chasseur Grown Pebyr. Deux figures dionysiaques qui trouvent en Gaule leur correspondant dans ce frère jumeau (ou germain) de Lugus qui s’oppose à lui dans l’alternance des saisons et pour “l’amitié des cuisses” de la Souveraine (les deux frères formant un couple que MM. D. Gricourt et D. Hollard qualifient de dioscurique dans la magistrale et décisive étude qu’ils viennent de publier). Un frère dionysiaque auquel nos géniaux inventeurs ont pu enfin donner un nom en Gaule, celui du dieu-cerf Cernunnos.
Notes
1. Guide de Paris mystérieux, p. 85. Éd. Tchou.
2. Il est plaisant de découvrir ici comment une légende (celle du mont Sabot) et une argumentation (la mienne) se sont construites (en partie seulement) sur un lapsus calami. Ainsi, le motif de “l’empoisonnement” mentionné dans la deuxième version de la légende provient très vraisemblablement d’une mauvaise lecture du mot “emprisonnement” de la première version qui lui sert probablement de modèle et qui n’est pas fautive et suit correctement la leçon princeps de Fortunat. Ce malentendu aura eu au moins l’avantage de servir d’aiguillon à l’Imaginaire. Ce que rappelle le proverbe qui dit “qu’à quelque chose malheur est bon”.
3. La vie Miraculeuse du grand Prélat s. Germain, XIXe évesque de Paris, escrite en Latin par saint Fortunat Evesque de Poictiers, mis en Français par Jean Jall curé de Villeneuve-Saint-Georges. Chez Jean Daumalle, 1623.
Note RR
Notice de la BnF (Fonds Tolbiac) :
Type : texte imprimé, monographie
Auteur(s) : Venance Fortunat (saint ; 0530-0601)
Titre(s) : Le Vie miraculeuse du grand prélat S. Germain, XIXe évesque de Paris, escritte en latin par sainct Fortunat,... ensemble les discours miraculeux récitez par le généreux roy et empereur Charlemagne sur la translation du corps S. Germain... plus deux livres non encore traduicts... des miracles de ce S. et d'autres choses mémorables advenues durant le règne du roy Charles le Chauve... recueillis... par Aymon,... mis en françois par Jean Jall. [Jallery]... [Texte imprimé]
Publication : Paris : J. Daumalle, 1623, 256 p.
Description matérielle : In-8° , pièces lim., table et 256 p.
Autre(s) auteur(s) : Jallery, Jean . Traducteur
Ouvrage numérisé par Google (voir le fichier pdf).
4. Le lièvre est une des formes animales de Cernunnos, de Bacchus et de Shiva (voir D. Gricourt et D. Hollard, Cernunnos, le dioscure sauvage, éd. l’Harmattan, p. 260).
5. L ’os du coeur du cerf appelé en vénerie «Croix du Cerf» est un petit cartilage en forme de croix situé sur la cloison médiane séparant le coeur droit et le coeur gauche de l’animal, au niveau des oreillettes, et auquel sont attribuées de nombreuses qualités médicinales (affections du coeur, morsures de serpents, grossesses et accouchements difficiles, etc.)
6. Le premier double “dioscurique” de saint Germain de Paris avant saint Germain d’Auxerre est le bachique saint Vincent dont il consacra en 558 la basilique Sainte-Croix-Saint-Vincent construite par Childebert Ier, afin d’y conserver des reliques de la Croix ainsi que l’étole de saint Vincent rapportée de Saragosse lors de la guerre contre les wisigoths. Cette église (qui deviendra plus tard Saint-Germain-des-Prés) où furent enterré Childebert en 558, puis saint Germain en 575, l’emporta bientôt en tant que nécropole royale sur le monastère des Saints-Apôtres fondé en 502 par Clovis et la reine Clotilde, en haut du mons Lucotitius (la future montagne Sainte-Geneviève), où tous deux furent inhumés avec sainte Geneviève.
Annexes
Pour présenter la naissance des jumeaux gallois exposée dans la quatrième Branche du Mabinogi (qui dû servir* de prototype à celle de saint Germain de Paris), j’ai repris, dans la première annexe, le résumé glosé qu’en donnent MM. Gricourt et Hollard aux pages 28 et 29 de leur incontournable ouvrage, Cernunnos, le dioscure sauvage. Recherches comparatives sur la divinité dionysiaque des Celtes, paru chez l’Harmattan fin 2010.
La seconde annexe est un rapide résumé (de mon cru) de la suite des évènements mouvementés de la vie de Lleu LLaw
Gyffes où se trouve le motif de l’empoisonnement du dieu que je mets en parallèlle avec la tentative d’empoisonnement de saint Germain de Paris.
* par la médiation d’évangélisateurs irlandais ou gallois venus en Gaule vers la fin du VIe siècle. Mais l’influence d’une version gauloise aujourd’hui oubliée n’est pas à exclure.
Annexe 1 : Les jumeaux gallois Lleu et Dylan
« Dans la Quatrième Branche du Mabinogi, un recueil de textes médiévaux gallois mêlant d'antiques mythes celtiques, Lleu, «le Blond» mais aussi «le Lumineux», connaît une naissance gémellaire dans les conditions suivantes. Le roi Math ne peut vivre, en temps de paix, sans avoir auprès de lui une jeune fille vierge dans le giron de laquelle il place ses pieds. Or la préposée à cette tâche prestigieuse, Goewin, est violée en l'absence du monarque. Après le châtiment des coupables, qui ne sont autres que deux des neveux du roi, Gilvaethwy et Gwydion, la question se pose de remplacer l'infortunée dans son indispensable office par une nouvelle vierge. Gwydion propose sa soeur Aranrhod, la nièce de Math. Mais la candidate à la fonction de porte-pied royale est démasquée par le souverain qui la met à l'épreuve en lui faisant enjamber une baguette magique : « Elle fit un pas par-dessus la baguette, et au même moment elle laissa derrière elle un garçon grand et blond. L'enfant poussa un cri aigu. Après ce cri, elle gagna la porte, mais elle laissa encore quelque chose derrière elle. Avant que quiconque ait pu la regarder deux fois, Gwydion prit la chose, l'enveloppa dans un drap de paile, et la cacha dans un petit coffret au pied de son lit. « Eh bien dit Math, fils de Mathonwy, je vais faire baptiser celui-là », en parlant du gros garçon blond. « Je lui donnerai le nom de Dylan. »
L'enfant fut baptisé, et, aussitôt qu'il fut baptisé, il gagna la mer. En entrant dans la mer, il reçut immédiatement la nature de la mer; il nageait aussi bien que les poissons les plus agiles, et pour cette raison on l'appela Dylan fils de la Vague. Jamais aucune vague ne se brisa sous lui. Le coup qui provoqua sa mort lui fut donné par son oncle Govannon. Ce fut l'un des trois coups funestes »
Des deux jumeaux nés dans ces circonstances singulières, l'aîné est Dylan dont la nature animale et aquatique se révèle immédiatement. Lleu, futur protagoniste d'aventures initiatiques et conjugales hautement dramatiques, n'est à cet instant qu'un avorton recueilli par Gwydion. Frère d'Aranrhod, celui-ci est donc l'oncle maternel du nouveau-né, mais aussi fort vraisemblablement son père incestueux. Cette grossesse en deux temps, comprenant une phase utérine puis une phase de maturation extra-utérine que conduit un dieu masculin, évoque un parallèle fameux dans le domaine grec, celui de la naissance de Dionysos. Excitée par la jalousie d'Héra, Sémélé, fille du roi de Thèbes, veut contempler dans toute sa majesté son amant Zeus dont elle est enceinte. Lié par un serment, le maître de l'Olympe ne peut s’y soustraire, et Sémélé, simple mortelle, meurt foudroyée. Zeus extrait alors prestement son fils du ventre de la mère et place l'enfant dans sa cuisse entaillée, qu'il recoud pour mener à son terme la gestation. Le coffre de Gwydionvaut bien le membre du dieu souverain grec, personnage dont il est précisément l'homologue théologique.
Cl. Sterckx, que nous suivons tout à fait sur ce point, a bien relevé ce parallèle aussi surprenant qu'indubitable. Mais il semble nécessaire de pousser ici le raisonnement. La naissance dionysiaque que fait connaître la tradition celtique à son dieu apollinien ne peut être le fruit du hasard. Car Lleu, comme ses équivalents irlandais Lugh ou gaulois Lugus, n'est nullement un Dionysos, mais bel et bien le correspondant le plus précis de l'Apollon hellénique reconnu sur l'ensemble du monde indo-européen. Qu'un tel glissement se soit produit dans le domaine celtique est en soi révélateur de la proximité archaïque des types apollinien et dionysiaque. Alors qu'elle se traduit en Grèce, comme nous le verrons, en terme de complémentarité, cette proximité va jusqu'à la gémellité chez les proto-Celtes. Seule une parenté étroite entre l'Apollon et le Dionysos celtiques peut expliquer qu'un aspect spécifique de la naissance de ce dernier ait pu être, tardivement sans doute, attribué à son frère. Il convient donc d'examiner de près les premiers pas du jumeau de Lleu.»
Annexe 2
Pour se venger de l’outrage du test ordalique que le roi Math lui a imposé, la mère de Lleu prononce trois geisa sur son fils qui le prive d’un nom, des armes, attributs essentiels du guerrier, et d’une femme humaine, ce qui l’empêche d’être un homme. Cependant, Lleu ayant grandi, son oncle (et probable père) Gwydion réussit, grâce à ses pouvoirs magiques, à lever les interdits prononcés par la marâtre et à lui confectionner avec l’aide du roi Math, à partir de fleurs, une femme nommée Blodeuwedd «visage de fleurs». L’union une fois scellée, Lleu est doté d’un domaine. Mais un jour qu’il rend visite au roi Math, Blodeuwedd reçoit Goronwy (ou Gronw Pebyr), seigneur de Penllyn, qui chasse tout près de là.
Séduite par son visiteur dont elle tombe amoureuse, elle projette avec lui de tuer son mari qui ne peut être assassiné que par le coup d’une lance empoisonnée alors qu’il se trouve dans son bain et dans une certaine position (un pied sur une chèvre, l’autre sur un chaudron). Quelques mois plus tard, frappé d’un coup de lance dans le dos par l’amant de sa femme, Lleu se métamorphose en un aigle qui s’envole aussitôt. Pour la punir de son crime, Gwydion transforme alors Blodeuwedd en chouette puis, grâce à une truie, retrouve Lleu, le ranime et d’aigle pourrissant qu’il était auparavant en haut d’un arbre, lui redonne forme humaine, ce qui permet au dieu de se venger à son tour et de tuer son rival.
* In La Lettre d'Île de France, n ° 77 (janvier, février, mars 2011), pp. 10-14.