Les pompiers étaient déjà en colère lors de la manifestation du 15 octobre. Après l'opération de maintien de l'ordre qu'ils ont subie à Paris et au cours de laquelle l'un d'entre eux a été grièvement blessé, ils dénoncent une «trahison».
Un pompier adjudant-chef d'une cinquantaine d'années, Jean G., venu du département de la Côte-d'Or a reçu un projectile au niveau de la tête lors de la mobilisation intersyndicale des soldats du feu à Paris le 15 octobre; Selon les informations relayées par Le Parisien et Libération, il risque de perdre son œil malgré une opération chirurgicale réalisée le soir même. Le sapeur pompier dijonnais, en service depuis plus de 30 ans, manifestait avec ses effectifs du SDIS 21.
Selon la narration des événements faite par le président du syndicat autonome SPP-PATS de Côte-d'Or, Matthieu Brégand, interrogé par Libération, le pompier hospitalisé aurait été blessé alors que la marche, relativement pacifique jusqu'alors, touchait à sa fin : «La manifestation se déroulait dans le calme. Il était environ 17h30 et nous étions sur la place de la Nation. Nous attendions les bus pour rentrer à Dijon, tout le monde était fatigué. Et puis d'un coup, ça s'est excité devant. On a subi un flot de grenades lacrymogènes. Mon collègue était à côté de moi, il a levé la tête et il a pris un éclat de grenade sur le casque. Il est tombé à terre tout de suite, on l'a soutenu et on a appelé les collègues pompiers de Paris. C'était la panique totale.»
J'en veux au ministre de tutelle qui a donné cet ordre et c'est le même que le nôtre. Donc on le prend comme une trahison
Le syndicaliste ajoute : «Aujourd'hui, nous en voulons aux personnes qui ont donné l'ordre de faire ça.»
Le pompier touché était toujours à l'hôpital le 17 octobre, selon cette même source qui précise que l'état de son œil est toujours incertain.
D'après Le Parisien, il n'a pas été établi si le projectile qui a brisé la visière du casque du pompier venait d'une grenade lacrymogène ou d'une grenade de désencerclement, ainsi que l'a décrit David Camus, sapeur-pompier au SDIS 21 et représentant du Syndicat autonome des sapeurs-pompiers SPP-PATS 21 interrogé par France 3 : «Il voit une grenade, une bille de désencerclement qui éclate en l'air et là, il n'a pas le temps de tourner la tête et il se prend un éclat ou une bille dans son casque. [...] Je ne leur en veux pas spécialement à eux [aux forces de l'ordre], j'en veux au ministre de tutelle qui a donné cet ordre [Christophe Castaner]. C'est le même que le nôtre. Donc on le prend comme une trahison, on le prend comme une non-reconnaissance des sapeurs pompiers.»
Matthieu Brégand du SPP-PATS 21 ajoute auprès du Parisien qu'une plainte va être déposée au niveau de la fédération nationale autonome des sapeurs pompiers. Le 15 octobre, le pôle CRS du syndicat Unsa-Police avait présenté «mille excuses» auprès des pompiers après cette opération de maintien de l'ordre avant de retirer ses deux tweets sur le sujet.
Interrogé par RT France, Loïc Berthelom, secrétaire général CGT SDIS 28, était également présent à la manifestation du 15 octobre. Il décrit aussi une ambiance bon enfant jusqu'à la fin de la manifestation : «A la fin, on a eu environ 300 pompiers qui ont voulu aller pacifiquement à la rencontre des députés à l'Assemblée nationale et les parlementaires les attendaient dehors, ils voulaient même les faire entrer. Là, les collègues ont été bloqués sur le pont de la Concorde avec des forces de l'ordre de chaque côté. Ils ont pris du gaz et des coups de tonfa, on n'a pas compris du tout ! Selon les informations qui nous été remontées, en haut, ils ont dit en substance : "il faut les défoncer".»
Et sur l'autre front de la manifestation, place de la Nation, le scénario a également pris une très mauvaise tournure : «Nos représentants du bureau national ont été reçus par le cabinet du ministre de l'Intérieur à Beauvau, le ministre n'était pas là. Cet entretien n'a absolument rien donné et quand un compte-rendu en a été livré à nos collègues à Nation, certains ont voulu aller bloquer le périphérique tandis que d'autres cherchaient juste à remonter dans les cars situés cours de Vincennes.»
Mais selon le récit du syndicaliste, les pompiers n'ont pas pu accéder aux cars pour les ramener dans leurs régions : «Les forces de l'ordre nous ont empêchés de passer parce que c'était aussi la direction du périphérique, donc comme à l'Assemblée nationale, on ne pouvait même pas repartir ! Un collègue a eu un orteil arraché, probablement par une grenade, malgré ses chaussures de sécurité, et comme vous le savez, on a un collègue qui pourrait perdre un œil.»
Mais comme les pompiers de Côte d'Or interrogés, le syndicaliste fait la différence entre les donneurs d'ordre et ceux qui les appliquent : «Les CRS en eux-mêmes, ils ont eu des ordres, mais c'est après le gouvernement qu'on est fâchés.»
Loïc Berthelom annonce donc que la grève va être reconduite dans les centre de secours : «Nos revendications n'ont pas été entendues alors nous nous réunirons en intersyndicale le 24 octobre pour décider de la suite du mouvement, mais nous savons déjà que la grève sera reconduite du 1er novembre au 31 décembre. Le 14 novembre, nous marcherons aussi à la manifestation pour la santé et le 5 décembre, nous participerons à la grande manifestation pour les retraites. Ce serait génial d'avoir les policiers avec nous !»
Antoine Boitel
Lire aussi : Canons à eau et gaz lacrymogène à la manifestation des sapeurs-pompiers à Paris (VIDEOS)
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Policiers contre pompiers : «C’est hallucinant, la prochaine étape c’est le tir à balles réelles»
Alors que des milliers de pompiers professionnels défilaient le 15 octobre à Paris, des affrontements ont éclaté entre une partie des manifestants et les forces de l’ordre. Des images qui ont choqué au sein de l’opinion publique. Rémy Chabbouh, secrétaire national de Sud, craint une radicalisation du mouvement. Il s’est confié à Sputnik.
Des images incroyables, inédites, qui ont énormément fait réagir. Le 15 octobre, entre 7.000 et 10.000 pompiers professionnels ont défilé à Paris, selon les neufs syndicats de la profession. Ils dénoncent pêle-mêle un nombre d’interventions en augmentation constante, un manque d’effectifs, les agressions dont ils sont (très) régulièrement victimes. Sans parler de l’inquiétude liée à la réforme des retraites qui pourrait modifier leur régime. Les soldats du feu professionnels, qui représentent 16% des 247.000 pompiers en France — leurs collègues étant volontaires — demandent une revalorisation de la prime de feu (28% du salaire de base, contre 19% actuellement). Ils obtiendraient ainsi une prime à la hauteur de celle accordée aux policiers et gendarmes.
Les sapeurs-pompiers ont reçu le soutien des infirmiers, médecins hospitaliers et employés du Samu. Eux aussi réclament plus de moyens et une meilleure reconnaissance de leurs métiers. Des Gilets jaunes étaient également présents.
«Il y a une baisse des effectifs préoccupante alors qu'on est débordés par le nombre d'interventions. On nous demande tout, y compris de remplacer des ambulances. À un moment donné, on ne va plus y arriver», a notamment lancé Mathias Gosse, 53 ans et pompier à Grasse, dans les Alpes-Maritimes. «Et en plus, on menace notre régime de retraite qui nous permet de partir à 57 ans [avec 42 annuités, ndlr]».
Lors de cette journée de mobilisation, des incidents ont éclaté entre une partie des manifestants et les forces de l’ordre qui ont fait usage de canons à eau et gaz lacrymogènes. Ces images de «pompiers contre policiers» ont énormément fait réagir et entraîné une vague de soutien pour les sapeurs-pompiers sur les réseaux sociaux. Certains pompiers avaient fait le choix de se rendre devant l’Assemblée nationale où ils ont pu échanger avec des élus avant d’être dispersés par la police. D’après la place Beauvau, le bilan des incidents est de «3 blessés parmi les policiers et six 6 interpellations».
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La police contre les pompiers
Parfois l’actualité sociale nous offre des configurations relativement inédites. Ce fut le cas, cette semaine, dans ces manifestations qui mettaient les policiers et les pompiers face à face
Fer de lance des institutions républicaines, la police française est un corps d’état qui ne cesse, à juste titre, d’être scruté par l’opinion publique. Ses actions reflètent, à la façon d’un baromètre, la température sociale du moment. Elles nous disent l’attitude de l’état vis-à-vis de la société civile et de ses attentes, si le curseur va dans le sens de la concorde ou, au contraire, de la division et de l’affrontement. C’est dire que la police est toujours sur le fil du rasoir et qu’elle fait rarement l’unanimité.
Autant le dire d’entrée de jeu : les lignes qui suivent ne remettent pas en question la nécessité de la police dans un pays comme la France ni ses principales missions (lutte contre la criminalité et le terrorisme, protection des personnes et des biens, etc..). Nous savons tous intuitivement que sans elle, la loi du plus fort se donnerait libre-cours sans la moindre vergogne et que la vie sociale ressemblerait à l’état de nature décrit par Hobbesdans son Léviathan, c'est-à-dire la guerre de tous contre tous. Ce qui nous paraît plus problématique, c’est la notion d’ordre public que la police républicaine doit assurer sous la tutelle du pouvoir politique, avec les dérapages que l’on sait. Que deviennent les libertés publiques qu’elle est censée protéger lorsqu’elle réprime violemment des manifestants pacifiques qui veulent simplement faire entendre leurs revendications ou leur désaccord à des gouvernants qu’ils ont tout de même contribué à faire élire ?
La crise des gilets jaunes a mis en lumière la contradiction d’un pouvoir qui ne peut supprimer le droit de manifester tout en le balisant et en le criminalisant insidieusement. Et, forts de leur droit à exercer une force légale, bien des policiers en ont fait un usage outrancier contre des citoyens plus courageux que réellement dangereux. Car ce sont, la plupart du temps, les CRS qui sont, les premiers, passés à l’attaque, forçant les opposants à fuir ou à réagir violemment à leur tour, créant ainsi beaucoup de chaos. On ne reviendra pas ici sur leurs brutalités ni sur les nombreuses blessures causées par leurs armes prétendument non létales. Bornons nous à constater que les enquêtes diligentées à leur encontre sont encore en cours d’instruction, contrairement à celles, bouclées en un tournemain, qui touchaient les manifestants.
Mardi dernier, à Paris mais aussi dans d’autres villes françaises, c’est à des manifestants d’un autre type que les forces dites de l’ordre ont été confrontées : les pompiers. Des hommes sportifs qui ont, tout comme les policiers, la mission d’assurer la sécurité, voire la sauvegarde, de la population ; des hommes dont les adversaires ne sont pas d’autres hommes mais les intempéries et les éléments naturels, à commencer par le feu ; des hommes de différents statuts professionnels mais qui relèvent, pour certains, du Ministère de l’Intérieur – tout comme les policiers. Ces pompiers – sept à dix mille rien qu’à Paris, selon les sources – manifestaient eux aussi pour les mêmes raisons que les autres professions, y compris les policiers lorsqu’ils manifestent : manque d’effectifs, menaces sur leur retraites, relèvement de leur pouvoir d’achat, violences subies. Les charger aussi violemment que l’on charge des militants associatifs ou syndicaux était sans doute plus difficile pour les policiers en charge de ces manifestations. Cela n’a pas empêché des affrontements et des interpellations, preuve que le contexte est plus déterminant que la parenté professionnelle.
Non ce n’est pas demain la veille que l’on verra les policiers au coude à coude - plutôt qu’au corps à corps – avec des manifestants qui leur ressemblent comme deux gouttes d’eau, unis dans un même désir de justice et de reconnaissance. Et c’est dommage car, pour une fois, ils seraient du bon côté de l’Histoire, le seul dont les peuples se souviennent au bout du compte : celui de la liberté, du progrès social et de l’émancipation collective.